- ART CORPOREL
- ART CORPORELART CORPORELAu cours de recherches extrêmement différentes, dont les premières se situent dans le courant des années 1960, certains artistes ont fait de leur corps ou de celui de leur partenaire le matériau même de leur travail et l’élément primordial de leur création. «Le corps, écrit Gilbert Lascault, devient la toile vivante sur laquelle ils écrivent ou le marbre saignant qu’ils sculptent» (Art vivant , no 40-41, juin-juill. 1973). Pour les créateurs liés à l’art corporel (Body Art pour les Anglo-Saxons) le corps est le medium d’expression formelle par excellence: grâce au potentiel de ressources expressives dont il dispose, il peut exprimer la violence, la révolte, la solitude, la provocation et la remise en question totale des tabous et des anciennes valeurs esthétiques ou morales; «matériel banal», écrit François Pluchart, qui fut l’un des plus ardents défenseurs du mouvement en France, «mais en même temps privilégié parce qu’il est dans les grandes lignes identique au sujet auquel il s’adresse, à l’autrui qu’il faut transformer» («Notes sur l’art corporel», in Artitudes , no 12-14, juill. 1974). Ainsi, selon des modalités diverses et dans un refus total des pratiques artistiques traditionnelles, les actions qui consistent à aller jusqu’aux limites de la résistance physique, la gestualité picturale, les enquêtes introspectives, les égorgements rituels d’animaux, les mutilations, blessures, morsures, marquages, les déformations expressives du visage, les mises en situation de toutes sortes, comme le maquillage ou le travestissement, deviennent à cause de leur caractère agressif et profanateur un exercice critique d’une rare violence. Par la tension psychique et physique qu’elles imposent au «regardeur», elles l’obligent à sortir de l’état passif de simple spectateur. L’art corporel est né simultanément aux États-Unis et en Europe, et l’on peut faire remonter ses origines, comme le montrait l’importante rétrospective organisée à la galerie Stadler en 1975, à ceux qui, tel Marcel Duchamp, tonsuré d’une étoile en 1919 ou travesti en femme sur une bouteille de parfum, ont renoncé les premiers à l’esthétique traditionnelle comme préalable à toute création artistique. En 1961, l’Italien Piero Manzoni, en signant des sculptures vivantes, et Yves Klein, en utilisant le corps des femmes en guise de pinceau, sans oublier Ben, ouvraient la voie à l’art corporel. Quelques années plus tard, les Autrichiens Hermann Nitsch, Günter Brus, Otto Muehl et Rudolf Schwarzkogler (ce dernier devait mourir en 1969 après une scène d’automutilation) devenaient les véritables initiateurs du mouvement. Leurs actions, d’un exhibitionnisme brutal souvent insoutenable, imprégnées d’un rituel scatologique, fétichiste, sexuel et obscène, mêlaient tous les comportements occultés par la société afin d’obliger le spectateur à se mettre en cause. Aux États-Unis, Vito Acconci, dans un véritable art du comportement, tente d’assumer parfaitement dans l’espace qu’il utilise l’équation corps = esprit, tandis qu’en France Michel Journiac livre un combat d’une très grande acuité contre la peine de mort, les interdits sexuels «ou le terrorisme des idéologies corporatistes». Il faut également citer, à côté des déformations du visage de Bruce Nauman, les travaux de Terry Fox, Lucas Samaras, Joan Jonas, Chris Bruden, les «sculpteurs humains» Gilbert et George qui donnent à leur travail sur le corps une dimension romantique, le recours au maquillage ou au travestissement d’Urs Luthi, dont les recherches sur le vieillissement ou sur la transformation d’un corps en celui de l’autre ont d’indéniables qualités esthétiques, ou encore les travaux de Gina Pane, poèmes plastiques d’une très grande beauté hantés par l’idée de la mort. Ces actions très différentes, ou ces mises en situations auxquelles ont recours les artistes de l’art corporel se déroulent suivant un temps plus ou moins long et elles sont fixées généralement par l’objectif photographique ou par une bande vidéo. Le pouvoir et la force de certains discours qui visent à perturber, ou à être un révélateur, sont tributaires de la présence physique des créateurs et de leurs partenaires; ils perdent, malheureusement, l’essentiel de leur énergie et de leur vitalité, comme de leur spontanéité, dans les constats photographiques qu’alignent les galeries. Cela marque incontestablement les limites d’un des courants les plus critiques de la création contemporaine.
Encyclopédie Universelle. 2012.